vendredi 7 novembre 2014

L’Anorexie-Boulimie : Clinique, logique, traitement










Compte-rendu des journées d’étude du 15 et 16 mars organisées par l’Association Lacanienne Internationale
 Sur
L’anorexie-boulimie :
Clinique, logique, traitement


Sous la responsabilité de Jean Luc Cacciali, Thierry Jean, Charles Melman


Les journées d’études choisies ont porté sur « l’anorexie–boulimie». Ce titre nous est apparu rapidement comme ambigu : le trait d’union certes réunit mais en même temps sépare l’anorexie et la boulimie. Il est apparu évident au fil des interventions que l’anorexie et la boulimie avec vomissements sont les deux versants d’une même pathologie répondant donc aux mêmes caractéristiques. En effet bien souvent il a été question d’anorexie, les épisodes boulimiques (avec vomissements) étant inclus dans le parcours du malade.[1].
Nous allons donc dans un préalable cerner les caractéristiques de l’anorexie-boulimie en réunissant dans une synthèse des informations tirées des interventions: telles les définitions médicales, les statistiques, les caractéristiques cliniques. Puis nous examinerons les pistes de recherches qui nous sont personnellement apparues comme majeures sur la logique de l’anorexie-boulimie et qui nous ont semblé faire également l’objet d’une attention particulière des intervenants. Enfin nous développerons les points qui nous ont particulièrement intéressées soit la différenciation qui existe entre l’anorexie-boulimie et la boulimie ordinaire qui ne conduit pas à un amaigrissement et qui a été à notre sens peu exploitée. En partant des conclusions sur les dites différenciations, nous formulerons différentes interrogations sur la logique de l’anorexique à laquelle se sont heurtés les intervenants : pourquoi fait-elle ça ? Nous tenterons d’exposer différentes hypothèses de recherches que nous ont inspirées les interrogations suscitées par les différents exposés.

Partie 1 :                      Compte rendu général : qu’est ce que l’anorexie-boulimie ?

A.    Présentation de la pathologie

Nous commencerons par repérer que l’anorexie a pris le pas sur la boulimie. Ainsi dans l’intervention du psychiatre Jean Pierre Benoit « Anorexie et boulimie de l’adolescente[2] », la boulimie n’est pas définie et nous allons voir qu’elle sera rarement isolée.
Dans le langage commun, l’anorexie consiste en une privation volontaire de nourriture. Elle est incluse dans les consultations sur les troubles du comportement alimentaire. C’est un terme assez neutre qui regroupe différentes pathologies dont toutes ne présentent pas cet aspect critique. C’est une pathologie qui touche essentiellement les femmes dans un rapport de un homme pour dix femmes. Nous reprenons donc la définition médicale plus précise donnée par Jean-Pierre Benoit et sa présentation : la sous-alimentation est constatée à partir d’une perte de poids de 15% en référence au poids attendu. Mais en consultation, les jeunes filles accusent plutôt une perte de poids beaucoup plus importante. C’est la troisième maladie de l’adolescence après l’asthme et l’obésité. C’est une maladie très chronique qui connaît deux pics aux environs de 13 et 18 ans avec une mortalité entre 6% et 20% (une fourchette bien large nous semble t-il - le taux de mortalité est donné comme plus proche de 20% dans d’autres interventions). Il ressort statistiquement que la moitié des anorexiques n’atteint qu’une guérison hypothétique. Selon Catherine Rondepierre[3], la guérison n’est établie qu’au bout d’une vingtaine d’années. Et bien souvent l’ancienne anorexique revient consulter pour d’autres troubles. Jean Pierre Benoit précise que les anorexies pré-pubères présentent les formes les plus sévères.
Il construit une présentation clinique en deux tableaux. En préambule, il souligne un fondement narcissique commun aux deux différentes variantes. Pour les patientes, l’amaigrissement n’a pas la séduction pour finalité ; c’est pour elles-mêmes qu’elles maigrissent. Il remarque aussi qu’il n’est pas rare de retrouver des antécédents anorexiques chez la mère, voir la grand-mère.
Le premier tableau regroupe :
·         Des patientes qui viennent volontairement à la consultation. Elles expliquent avoir été très contentes au début du régime (en effet, le jeûne provoque une euphorie). Mais elles sont devenues inquiètes
·         Elles sont conscientes de leur maigreur.
·         Il n’y a pas de déni.
·         Il signale également que l’aménorrhée est parfois survenue avant le début de l’amaigrissement. (ce fait en apparence illogique n’a pas fait l’objet de commentaires approfondis)
·         Il souligne l’importance pris par le calcul des calories
·         Il indique que la jeune femme s’autocritique.
Ce premier tableau semble regrouper les patientes qui formulent une demande de guérison de leur maladie. Il n’est pas majoritairement décrit dans les autres interventions qui s’appuient plutôt sur le second tableau pour caractériser l’anorexie. Ainsi, le fait que la patiente se voit maigre n’est absolument pas repris dan les interventions suivantes. C’est plutôt le déni qui est souligné.
Le second tableau regroupe apparemment les patientes qui ne demandent rien :
·         Les patientes sont contraintes de venir en consultation.
·         Elles refusent le contact visuel,
·         Elles sont incapables d’expressions spontanées,
·         Elles ont un déni de leur amaigrissement,
·         Elles refusent le traitement.
Dans ces deux tableaux, les patientes présentent une hyperactivité. Signalons avec Jean Pierre Benoit la prédominance de la danse et de l’équitation. Sans doute est-ce l’importance donnée à la maitrise qui les attire dans ces deux disciplines (maîtrise du corps et maitrise de l’animal). Remarquons que ce sont aussi des disciplines essentiellement féminines. Il signale également que les anorexiques diminuent leurs contacts sociaux, devenant ainsi des solitaires. Il constate une prédilection pour une alimentation sucrée.
Enfin, il situe le déclenchement du processus consécutif à un départ (du père, du petit ami, à l’étranger). Il s’agit donc d’une perte. Citons ici le cas d’une jeune fille qui commence son premier épisode anorexique vers 12 ans à l’arrivée d’un bébé. Pour faire la place au bébé on l’expulse de sa chambre pour l’installer au sous-sol, d’où un fort sentiment d’exclusion.
Le processus type s’enclenche en général selon le schéma suivant : Une petite phrase - « tu n’as pas un peu grossi ? » - ou le petit régime avant l’été ;.ensuite un emballement de l’amaigrissement qui est très rapide et une consultation avec les parents angoissés en octobre provoquée par une perte de 20 à 25 kg.
Dans son intervention, Jean Pierre Benoit complète son propos par une petite indication sur la boulimique présentée comme plus impulsive, avec des conduites borderlines. Mais il s’agit ici des boulimiques qui ne supportent pas de garder les aliments. Ce sont donc des anorexiques présentant des crises de boulimie qui restent dans la logique de l’amaigrissement. L’intérêt logiquement reste concentré sur l’anorexique car elle se guérit difficilement et peut avoir une issue fatale. La confusion est donc d’emblée écartée avec la boulimie ordinaire dans l’esprit des intervenants de ces journées, mais l’ambiguïté dans le discours ne sera que rarement levée comme si cela allait de soi. La différence clairement affirmée sera rare. L’attention s’est focalisée sur l’anorexique, déjà elle attire les regards et monopolise les pensées.

B.     Principales caractéristiques relevées de nature à renseigner sur les moyens d’actions possibles par le thérapeute

Nous allons maintenant développer pour l’anorexie-boulimie les pistes de recherches qui nous ont semblées les plus importantes avec le regret de ne pouvoir être le plus exhaustif possible. Toutes soulignent le point essentiel du rejet du symbolique et la difficulté de comprendre la structure de l’anorexie.

a.      Le discours

En toute logique, nous partons du matériel dont les psychanalystes disposent : ce qu’ils reçoivent comme discours. Ce discours montre le trouble de la sexualisation qu’est l’anorexie. Il nous a été à maintes reprises expliqué que l’absence apparente de demande de la patiente apparaît paradoxalement comme très révélatrice. Il y a en effet un paradoxe : bien souvent elle ne vient pas volontairement à la consultation et surtout dans son discours il apparaît qu’elle ne demande rien. Ce discours permet de repérer l’absence du symbolique et souligne le trouble de l’oralité : « comme la fonction sexuelle et la fonction alimentaire sont liées par leur zone érogène commune comme le pose Freud, le refoulement du sexuel provoque des troubles de l’oralité[4] ». Dans son discours, le symbolique n’a pas de place, il est absent. A l’unanimité, les intervenants soulignent l’absence d’ambiguïté dans le discours de l’anorexique. Elle est d’une grande platitude. Selon le mot de Corinne Tyszler[5] « le signifiant est soumis à un régime ». Il n’y donc pas la dimension du symbolique comme nous l’exposent ces quelques exemples : « je voudrais que la vie passe, sans impact », « Ce n’est pas de la bouffe que je cherche, c’est de l’amour », « Il y a l’amour et le sexuel », « Je suis une petite fille ». On peut dire que parler même de discours est impropre, c’est plutôt une parole car pour qu’il y ait un discours, il faut s’adresser à quelqu’un, or l’autre est exclu. Elle ne s’adresse à personne et ne demande rien. Donc nous nous trouvons devant une pathologie qui exclut l’ordre phallique. L’absence d’ambiguïté dans le discours en est une manifestation. Le discours est social, il s’adresse à l’autre. La référence phallique est l’admission du jeu social. En refusant l’ordre phallique, l’anorexique refuse d’introduire l’altérité. C’est dans ce sens que le signifiant est soumis au régime. Ainsi des paroles de l’anorexique, rien ne fait acte, il ne se passe rien, selon le raccourci de Roland Chemama : « l’anorexie est dans l’activité et non dans l’action »

b.      La relation mère-fille exclusive du père

A l’appui de cette constatation significative, il nous est précisé que nous nous trouvons devant une relation duale entre mère et fille. Dans la parole des patientes, le père n’est jamais évoqué, même s’il existe, même s’il est très présent physiquement (par exemple il amène la patiente à tous les rendez vous). Elle n’attend rien du père, d’aucun homme, et si elle se trouve trop grosse (grosses fesses, gros seins) elle insiste : c’est pour elle qu’elle veut maigrir, ce n’est pas pour le désir de l’homme. Elle est souvent vierge et même si elle a un petit ami, elle n’aurait pas de relations sexuelles. Donc avec Corinne Tyzsler, les intervenants s’accordent sur un trouble de la sexualisation. Il y a une demande d’amour mais qui ne s’adresse pas à l’homme, ce n’est pas une demande d’amour sexuée. En ce sens, la demande est paradoxale car ce n’est pas dans la parole qu’elle s’exprime mais c’est dans le symptôme. La mère est toute, et pour Mme Tyzsler, elle met la mère à la place de Dieu. La demande est générée par un sentiment d’abandon, d’un déficit originel de reconnaissance par rapport à la mère. D’autres intervenants insisteront sur d’autres causes comme les enfants à qui la mère ne parle pas pendant qu’elle les nourrit. La mère doit donner autre chose pendant qu’elle donne le sein. Sinon c’est de l’élevage. Elle ne donne rien à l’enfant. Elle rabaisse sa demande au niveau du besoin. Reprenons le cas cité par Thierry Jean [6] : une femme ne pouvant plus exercer son métier de professeur de danse commence une dépression puis démarre une anorexie. La perte de son travail lui fait perdre ce qui la représentait phalliquement à son père. Elle se retrouve exclue de la scène du monde et le monde ne s’intéresse plus à elle. Elle se trouve donc livrée à « la Grande Gueule ouverte de l’Autre ». Il y a donc un problème du coté de la transmission phallique mère-fille. En effet la mère articule l’objet à la fonction. Elle introduit la loi. Le langage vient subvertir la fonction corporelle. « Ce qui vient trouer le corps, c’est la subversion introduite par le langage. Ainsi un psychotique est quelqu’un qui n’a pas de discours pour relier les organes en fonction[7]. Ainsi Thierry Jean montre combien dans certaines familles, il y une exigence de participer à la dénonciation phallique. Et ce, sur plusieurs générations. Les mères sont très virulentes et très actives sur le corps de leur fille (sur les zones sexuelles précises). Elles font également de leur fille les témoins de leurs problèmes conjugaux et sexuels. La sexualité des filles serait trahison et les renverrait du côté infâme du père. Donc les filles ont le choix entre deux trahisons. Dans un premier choix, elles sont de connivence avec la mère et traître pour le père ou dans un second « faux » choix, elles s’identifient à la serpillière (doux nom donné au père par la mère dans un cas cité ici).
On met donc ici le doigt sur la transmission du manque, de la castration symbolique. La mère est toute et ne donne pas le rien. Or face à ce défaut de transmission de la castration symbolique, l’anorexique cherche à se construire. Nicolas Dissez dans son intervention « Changement de logique » [8] propose une explication à la voie choisie par l’anorexique. Il explique tout d’abord une première métaphore lacanienne : celle de l’os qui maintient ouverte la gueule du crocodile. L’os est le phallus et la gueule du crocodile la mère. Ceci illustre un moyen pour « se soutenir » du désir de la mère, pour se protéger de la dévoration maternelle. C’est en quelque sorte la voie commune. Mais pour lui, l’anorexique emprunte une autre voie. Pour sa démonstration il utilise une autre métaphore lacanienne : celle de la mante religieuse et du masque porté par son vis-à-vis. La forme du masque détermine la voracité de l’insecte. Il représente « la fonction angoissante du désir de l’Autre ». Pour échapper à la voracité de l’Autre, l’anorexique choisit d’avancer sans masque. Est-ce à dire qu’elle montre le réel en montrant son corps sans la chair ? Le pouvoir change donc de main. L’angoisse passe du côté maternel. De façon plus large, on peut dire que l’angoisse passe du côté des autres, comme celui du médecin à la vue de « corps cadavérisé »
Son rapport au corps est ainsi symptomatique du rejet du symbolique et du sexué. Elle refuse la chair. Elle voudrait n’être que pur esprit. Pour Vanina Micheli-Rechtman[9] : « Elle ferme le circuit du besoin et il se peut que l’on meurt de faim pour refuser le Désir... Elle produit le Rien. Elle s’identifie au Rien pour parer la demande de l’Autre. ». Elle s’anéantit. L’image du corps disparaît. Pour l’intervenante, elle s’affranchit de la contrainte sociale par son propre corps. Elle refuse tout l’imaginaire de la représentation de son corps. Elle refuse le phallus. Il n’est pas question qu’elle soit objet de désir. Elle présente le réel dans sa dimension insoutenable. Elle maîtrise et place l’angoisse sur l’autre.

c.       Le comptage

Une autre piste de recherche se développe aussi en partant de la notion de comptage. Il semble que le processus du comptage éclaire un autre aspect de sa logique. La patiente semble construire un chemin qui l’amène près de la limite qu’elle tutoie. En effet, son univers est fait de maîtrise : elle mesure, elle compte, elle s’abime dans le comptage. Comme le souligne Christine Lacôte-Destribats, ce comptage est très important, il exclut le symbolique. Ce n’est qu’une suite de « chiffres sans règles» qui ne représentent pas des séries, qui ne sont pas interprétables, « Ces chiffres détruisent le sens. »[10]. A ce niveau de destruction de la chaîne signifiante, on constate comme une volonté de maîtrise qui se dérègle, qui s’emballe. Ceci reste toujours lié à l’absence de coupure. «L’anorexique mange le Rien, elle se veut une, mais elle tend vers la limite, vers la mort, vers le zéro. »[11]. Thierry Jean veut y voir une asymptote dans le sens où la notion de portion, de fractions est importante (un huitième de feuille de salade, un quart.., le poids stabilisé est aussi toujours décimal).[12] En ce sens l’anorexie et la boulimie sont liées par un trait d’union car il n’y a pas d’équilibre sans la fonction phallique. Le Tout et le Rien s’excluent alternativement. En conséquence le nœud borroméen ne tient pas, le symbolique étant rejeté. Le plein et le vide sont équivalents car comme le rappelle Melman : « Il n’y a pas plus plein qu’un vide parfait. » Tout se passe comme si la patiente venait vérifier l’existence de la limite et s’y brûler ou plutôt y tomber. Telle est l’interprétation de Charles Melman[13]. Pour lui ce comportement, cette « pulsion étrange » se rapproche de l’addiction, dans l’au-delà d’une limite qu’elle n’arrive pas à tracer, et sans cesse doit vérifier. Elle veut donc atteindre l’au-delà de la limite. Pour lui, ce n’est pas tenter seulement d’éliminer la carne. Pour Charles Melman « elle cherche à saisir ce Rien fondateur du Tout, car il en faut Un » Ainsi le vomissement qui suit est la manifestation égale de la volonté de retenir par introjection/ évacuation ce Rien qui fonde le tout. Dans le comptage, le fait de ne pas entendre la tentative d’équilibre permet de se sentir le maître de l’instance qui fait la vie et la mort. « C’est une instance hors sexe et elle en est la parfaite maîtresse ».

C.    Les moyens d’actions

Alors si, comme nous l’avons vu, la patiente ne demande rien, comment intervenir en tant que thérapeute ? Plusieurs pistes ont été proposées pour réintroduire le symbolique, modifier le rapport à l’altérité. Comme l’énonce Jean Luc Cacciali « il faut décompléter le savoir de la mère, réintroduire le tiers ». Autrement dit, il faut réintroduire le manque, Plus clairement, il faut introduire la castration symbolique. Tous soulignent la difficulté de la thérapie :
Corinne Tyszler préconise un travail en surface au ras des associations d’idées. Le bavardage est utile (« parler jusqu'à laisser parler les mots » Lacan). Pour elle, il est important « de dire des riens, de dire rien car il y a à délier, à perdre plus qu’à construire. » Peut-être convient-il, comme le proposent d’autres intervenants, d’introduire une coupure afin de susciter une réflexion dans l’après coup. Une solution pour ouvrir une brèche serait de lui supposer un savoir. Il est important d’introduire le questionnement. Surtout, Roland Chemama, comme Vanina Micheli-Rechtman, soulignent l’importance de ne pas tomber dans la fascination La notion de temps est également très importante car il faut introduire des « fêlures » dans la parole de la patiente. La durée de la cure n’est pas accessoire. Le traitement semble donc peu adapté aux psychothérapies cognétivo-comportementales. D’autres voies de traitements sont proposées comme l’utilisation de l’écriture, car écrire c’est consentir à une perte. Corinne Tyszler propose « d’écrire avec le corps plutôt que sur et dans le corps ». Charles Melman se questionne sur l’utilisation du chant. Serait-il possible « de faire valoir à son insu la dimension de la voix ?»
En conclusion, il insiste sur la nécessité de trouver des procédures innovantes qui portent essentiellement sur le symbolique. Il indique qu’il serait intéressant de chercher du coté du chamanisme qui apporte cette dimension. Malheureusement, il ne développera pas son propos, nous laissant dans l’ambiguïté de nos interprétations personnelles et de nos questionnements : serait- ce une proposition de réintroduction de l’hypnose ? De la religion en réactualisant la fonction des prêtres exorcistes ? ..

Partie 2 :                      Analyse de ces exposés : un autre point de vue

Après avoir fait le compte rendu d’ensemble des journées sur l’anorexie-boulimie, nous allons maintenant nous attarder sur les distinctions entre boulimie et anorexie. Cette différenciation nous semble intéressante pour tenter de formuler des hypothèses sur la logique de l’anorexie, et la modernité de cette maladie.

A.    Distinguons la boulimie ordinaire de l’anorexie

Dans ses journées d’études, il n’a été que rarement défini ce qu’est la boulimie. Elle est communément vue comme une suralimentation compulsive, soit par crises, soit progressivement jusqu’à atteindre un emballement. Soit les vomissements suivent immédiatement après ce qui donne un amaigrissement, c’est l’anorexie-boulimie, soit il n’y a pas de vomissements ou ils ne sont pas systématiques et il y a donc une prise de poids importante. C’est la boulimie qualifiée parfois d’ordinaire.
Cet aspect purement boulimique a été négligé à notre sens dans les journées d’études. Cette orientation des interventions nous a surpris. Pour une première raison : nous avons appris dès l’intervention de Jean Pierre Benoit que l’obésité est la seconde maladie importante des adolescents, or il n’a pas été évoqué la boulimie « ordinaire » sans vomissements. Celle-ci conduit dans 30% des cas à l’obésité, c’est peut être une des causes majeures de l’obésité très actuelle. La boulimie est dangereuse car n’inclut-elle pas dans ses formes les plus graves un comportement suicidaire à l’instar de l’anorexie ? Le risque vital apparaît plus lointain mais il ne s’agit pas moins ici d’une dégradation du corps jusqu‘à la mise en danger. Ne peut-on donc penser que cette boulimie est une réaction aux transformations de notre société, comme l’anorexie. La place de la boulimie dans les causes de l’obésité n’a pas été étudiée ici. Il manque donc des éléments pour répondre à ces questionnements. Mais la recherche des causes de la boulimie ne peut-elle pas apporter des éléments de compréhension sur l’accroissement des cas d’obésité constatés dans notre société de consommation ?
Pour clarifier la notion de boulimie, nous reprendrons des éléments de l’intervention de Jean Paul Hiltenbrand « l’autre muse gueule » [14], un des rares auteurs ayant détaillé ce thème Il va distinguer la boulimie de l’anorexie. Avant d’entreprendre la distinction, il rappelle que l’anorexie et la boulimie relèvent du champ de l’oralité. Il affirme que l’oralité est parasitée par le sexuel et le narcissisme. Et il ajoute que si la demande est ancrée à un désir, désir et demande sont convoyés par la fonction phallique, ce qui n’est pas le cas ici. Ensuite, il établit clairement une distinction : « Anorexie et boulimie ne sont pas dans la même assiette ».
Cependant, la même femme peut vivre les deux situations, d’autant que la situation actuelle tend à leurs imbrications. En effet, une femme peut ainsi organiser son futur « régime » et se « lâcher dans l’empiffrement » dans le même temps. Mais il continue d’exister des cas bien dissociés. Jean Paul Hildebrand recense les différences suivantes :
L’anorexique :
·         L’anorexique est souvent vierge.
·         Elle guérit par le mariage et la grossesse.
·         Les termes qui la caractérisent sont mesure, maîtrise, discrétion, ciselage, scrupuleux.
·         L’anorexie se met en place par une rupture brutale.
·         C’est la démesure de la mesure, la ritualisation. Cette notion du « comptage » est unanimement soulignée durant ces journées.
·         L’anorexique n’a pas de règles.
·         Elle ne rentre pas dans une classification.
·         Le travail de l’anorexique a pour finalité la reconnaissance. Ce sont des enfants non accueillis. Ce serait une exaspération du don d’amour.
La boulimique :
·         Le mariage et la grossesse n’ont aucune incidence sur le cours de son symptôme.
·         la boulimie se met en place progressivement.
·         Elle participe à la vie publique mais chez elle se vomirait.
·         Elle a ses règles.
·         Elle serait une hystérique.
·         C’est l’angoisse sur un fond de phallus agressif, (le phallus est partout). Ainsi se déclenche la pulsion.
·         La boulimie n’est pas le produit d’une pulsion sans cause. Le symbolique est déterminant car exerce une pulsion intolérable.
·         La boulimique a donc besoin de l’équivoque.
·         Il y a érotisation de la fonction orale.
·         Elle se caractérise par une intelligence brouillonne, l’agressivité. (En utilisant des formules aussi lapidaires qu’intelligence brouillonne, l’intervenant faisant référence à sa propre subjectivité dégage implicitement une référence à la dé-maîtrise qui nous renvoie à la pulsion.)
Le langage de la boulimique présente un caractère stabilisé. Elle défend la mémoire du père contre l’Autre primordial. Il y a une joute phallique imaginaire.
Roland Chemama[15] souligne que la difficulté est de déterminer à partir de quel moment se situe la plainte. En effet, dans le discours social, une variation réduite du comportement alimentaire suffit à caractériser une pathologie. Mais il souligne que quand un sujet adopte ce symptôme dans un trajet individuel, il endosse une sorte de prêt-à-porter que lui offre le social, un symptôme contemporain qui consiste à la volonté d’accéder à une jouissance sans limite. La boulimie ordinaire peut, dans certaines formes, aller tenter de questionner la limite. Pour lui, la boulimie abolit sûrement la limite entre un objet valorisé et un objet dévalorisé. C’est un rapport boulimique à l’objet. N’importe lequel fait l’affaire. Ceci n’est pas vraiment établi. Pourtant le contraire est souvent souligné avec notamment une prédilection pour le sucré (allusion à l’enfance, au maternel ?). Dans cette recherche du jouir sans entrave, il suggère que « la boulimie peut constituer une scène où la question de la jouissance est posée à moindre frais ». La boulimie permet dans la disponibilité de l’objet de contredire le manque phallique. Donc l’oralité permet bien de métaphoriser le sexuel. Ceci se voit quand assez tard dans la cure, un fantasme phallique est rapproché de l’objet. Par exemple quand la nourriture du réfrigérateur apparaît comme un harem. Cette métaphorisation du sexuel apparaît assez tard dans le discours car celui-ci reste longtemps clivé en deux parties. Le discours touchant le comportement restant non symbolique. Donc il ressort qu’il y a bien encore là un problème de reconnaissance phallique mais qui est « mal ressenti ». Il y aurait une demande chez la boulimique « ordinaire », une plainte, qui n’est pas de même nature chez l’anorexique. Donc la boulimie se classe dans les névroses. En effet, la boulimique ressent l’angoisse. Elle semble fuir la dictature du Surmoi dans une compulsion de nourriture. C’est une aliénation, une addiction dont elle a conscience. Elle se flagelle, se déprécie, dégrade son corps qui ne mérite pas d’être objet du désir. Elle a honte d’elle. L’emprise de son surmoi est féroce, c’est un « pousse au suicide. » C’est une crise du narcissisme. Mais la boulimique ne rejette pas le symbolique, elle a conscience de son état. Il existe une demande. Sans doute au début, le dérèglement du comportement passe inaperçu car elle ne s’isole pas au repas, même si elle se gave en cachette. Seulement 30% des boulimiques grossissent. Souvent, elles tentent de garder la maîtrise de leurs pulsions par le vomissement ou des périodes de jeûne. C’est en fait, un comportement alimentaire très courant. N’appelle-t-on pas cela faire le yoyo. Cette dépréciation est accentuée par les dictats des normes sociales actuelles pour être reconnue (le jeunisme, la minceur). Mais la boulimique peut se voir déborder et s’enfoncer vers un véritable suicide physique et social que constitue la « grande obésité ».
Jean-Paul Hiltenbrandt conclut que l’anorexie et la boulimie sont la résultante de deux échecs différents : l’anorexique échoue sur la voie phallique et la boulimique échoue sur l’arrimage de la fonction orale.

B.     Conséquences de cette distinction sur l’analyse de la logique de l’anorexie

Nous pouvons donc penser que l’anorexie ne participe pas de la même logique que la boulimie. Les différents intervenants n’ont pu la classifier. Pour certains, il s’agit même d’une superstructure. L’anorexique serait en quelque sorte générique : il y a des anorexiques névrosées, perverses, psychotiques. L’anorexie échappe à la classification. Nous allons donc essayer de reprendre cette question.
Si nous repartons de l’historique, nous pouvons relever que, il y a cent ans, les comportements boulimiques étaient clairement dissociés de ceux des anorexiques. De plus, nous pouvons nous attarder sur des particularités régionales : Ainsi nous pouvons personnellement remarquer qu’il y a fort peu d’anorexiques en Guadeloupe mais qu’il existe des boulimiques.[16] Or la famille guadeloupéenne est souvent monoparentale. La mère est « le poto mitan » du foyer (le poteau, le mur porteur). Mais ce n’est pas une famille solitaire : la famille élargie est très présente. Serait-ce une raison suffisante de l’absence significative d’anorexiques en Guadeloupe ? Donc le phallus serait donc introduit par la mère. Néanmoins, si on se réfère à Jean-Paul Hiltenbrandt, la peur du phallus demeure et déclenche l’angoisse et donc la pulsion boulimique. Plus généralement, on peut se poser la question de l’impact de la structure familiale sur l’augmentation de l’anorexie et son imbrication avec la boulimie.
Pour poursuivre la comparaison avec la Guadeloupe, on peut noter que l’attrait physique d’une femme n’est pas corrélé à sa minceur aux Antilles. On peut même affirmer que ce serait l’inverse. Le dictat de la mode serait moins important. Il est logique de remarquer que si l’aspect cadavérique du corps implique un refus du sexuel, ce serait d’autant plus appuyé dans ce contexte. Oui, ce serait logique et pourtant cela ne se fait pas. La fonction phallique n’est pas remise en cause apparemment. La question donc de l’introduction de la métaphore paternelle est donc posée. Dans le cas de la famille monoparentale antillaise, il y aurait donc introduction de l’autre.

a.      Une demande d’amour :

Reprenons les classifications : la névrose, la psychose et la perversion. Elles représentent des réactions face à la mère et à la castration. Nous pouvons donc tenter de caractériser la demande de l’anorexique. Si la mère est toute, elle n’introduit pas le manque, elle ne fait pas de don d’amour. L’enfant peut l’admettre et se retrouver dans le registre de la perversion comme sa mère. Ainsi Jean luc Cacciali énonce clairement que « la Femme comme version du père ne peut exister que dans la perversion ». La mère ne donne pas le rien et elle rabaisse la demande au niveau du besoin. La fille (puisqu’il s’agit majoritairement de filles) demande Rien, elle mange rien. Donc, il s’agit d’une demande d’amour : « Tu ne m‘as pas fait un don d’amour, il me manque, je te le demande. » C’est la castration symbolique qui est en cause. Or la mère ne comprend pas. Pour donner ce manque, elle doit l’avoir, elle doit avoir accepté la castration symbolique, elle doit accepter l’identification au phallus du père. Ainsi, nous avons vu que l’homme n’est pas présent dans l’histoire des anorexiques, le père n’a pas été introduit. Nous sommes dans une relation mère-fille sur parfois plusieurs générations. Les mères n’assurent pas la transmission de la castration symbolique. Quelles possibilités nous offre cette interrogation : Pourquoi l’enfant devient-il anorexique ? Qu’est ce que ce symptôme nous dit ?
L’anorexie apparaît comme une construction revendicatrice. L’anorexique transforme son corps en lui ôtant sa chair. Il s’agirait d’un phallus érigé. L’anorexique ne peut s’y identifier alors elle le montre, image dotant plus crue quelle est décharnée. Son corps est l’étendard de sa revendication. Il hurle à la mère sa faute : « Regarde ce que le manque d’amour peut donner.» Cela nous suggère la présentation à la mère de son phallus. En d’autres termes, elle lui renvoie ce qu’elle est, le phallus dont la mère s’est dotée et lui montre qu’en ne la reconnaissant pas comme sujet, elle ne lui laisse que le choix de lui rendre « la chair de sa chair ». Et ce qui reste, c’est une pauvre chose. Disons que quand on donne tout, il ne reste rien pour asseoir le désir. En agissant ainsi, l’anorexique retourne l’angoisse à la mère, elle veut s’en séparer, elle devient sujet. C’est un acte fort et désespéré car elle se met en danger pour exister. Elle exige ainsi le don d’amour. Mais, comme on peut l’objecter cette façon d’interpréter la demande de l’anorexique, suppose qu’elle demande le Rien.

b.      Aucune demande

Mais pour les cas les plus graves, son corps est peut être une métaphore de Das Ding, la Chose, l’indicible. Développons ce « glissement » dans l’interprétation du symptôme : ce corps choque, apparaît comme obscène. Donc l’autre versant de cette pathologie est que l’on peut envisager qu’il n’y a aucune demande ou qu’il n’y en a plus. L’anorexique tend vers Das Ding et en cherchant à tutoyer la limite, elle se laisse envahir totalement par la pulsion de mort dans une exaltation du tout jouir. Elle ressent l’exaltation d’une toute puissance, celle que donne l’impression de vaincre la peur de la mort. On peut penser que cet emballement de la pulsion, dans cette version de l’anorexie, représente les cas les plus graves quand « la mortification n’est pas symbolique mais agit dans le réel. Le corps n’est pas désertifié par la jouissance, par l’action du signifiant, mais devient lui-même le désert qui abolit la saveur de la vie : dévitalisation non pas symbolique mais réelle. » [17]

c.       Une prise de pouvoir

Une autre approche est également possible dans ce refus du symbolique. Notons qu’il ne s’agit pas de psychose infantile. C'est-à-dire que ces femmes sont déjà entrées dans la fonction phallique. Elles sont souvent brillantes à l’école. Mais peut-être croient-elles payer ainsi une dette envers leur géniteur et recevoir ainsi une sorte de quitus qui les libèrent de toutes dettes envers eux. Donc, c’est un refus du symbolique mais son existence est connue et reconnue. Peut-on ici parler d’une recherche, d’une prise de pouvoir à travers le rejet de la fonction phallique. Il s’agirait d’une manifestation de l’angoisse de la castration. Angoisse transmise par la mère. La haine du père, la crainte entraîne la volonté de souhaiter un ordre nouveau, entièrement féminin. Avant de nous avancer plus avant, rappelons que dans son intervention, Vanina Micheli-rechtman [18] rappelle que les anorexies saintes du XIII ième siècle peuvent être vues comme un mode de réaction féminine face à l’oppression, un moyen utilisé pour se faire reconnaître de la hiérarchie catholique. Pascale Belot-Fourcade dans son intervention clairement intitulée « Dérégulations des origynes » reprend cette notion de prise de pouvoir. Ainsi, elle rappelle que le corps de la femme incarnant le désir, représentant le phallus, l’anorexique propose une solution à « la contrainte par corps ». Elle veut s’affranchir de la contrainte phallique,  changer d’ordre. Elle se propose de faire naître un monde sans perte. Elle nous présente donc cette tentative ou plutôt tentation comme « une liberté radieuse sans incarnation » qui entraîne une jouissance qui peut aller jusqu’à la mort dans une logique jusqu’auboutiste pour reprendre les termes employés. C’est une volonté de « ré- engendrement ». C’est en cela que l’augmentation de l’anorexie peut être corrélée au questionnement actuel sur la crise de l’altérité.
 Nous venons donc de rendre compte d’une maladie terrible où la malade tutoie la mort avec ivresse. A l’issue de ces interventions, il a été souligné que l’anorexie corrélée à la boulimie est en augmentation et ne concerne plus presque exclusivement des adolescents. Cette augmentation des cas semble être en relation avec la crise que traverse le don d’amour, le déni de la castration symbolique. Le schéma évoqué dans la construction de l’anorexie : dualité mère-fille, rejet du père, semble se retrouver dans d’autres mal-être comme la stérilité féminine d’origine psychique[19]. Les transformations de la famille sont actuellement importantes. On peut aller jusqu’au terme de métamorphoses plurielles sans outrance. Ainsi les parents sont devenus une parentalité, une notion qui nie la différenciation père et mère. La parentalité recouvre maintenant aussi les beaux-pères, belles-mères et aussi deux papas et deux mamans pour les couples homosexuels. Le père n’est pas toujours le géniteur mais maintenant cela est vérifiable grâce au test ADN. L’enfant n’est pas toujours le fruit d’une rencontre sexuelle entre papa et maman mais entre deux gamètes dans une éprouvette et commence sa vie hors du corps de maman. Bien d’autres variantes de la famille existent ou vont se créer. Toutes ses transformations ne peuvent qu’avoir un impact sur le psychisme humain. Les analystes soulignent un changement dans les motifs des consultations et s’en inquiètent. Comment l’homme va–t-il s’adapter aux transformations actuelles ? Certains voient le déclin du symbolique comme un retour à un matriarcat. Est-ce que l’anorexie-boulimie ne porte –t-elle pas les stigmates des errances actuelles de la société?



[1] Nous utiliserons donc comme les intervenants les termes d’anorexie ou d’anorexie-boulimie dans ce cas et exclusivement le terme de boulimie quand il n’y aura pas d’amaigrissement
[2] « Anorexie et boulimie de l’adolescente. Prise en charge ambulatoire et hospitalière à la maison des adolescents du CHU Cochin » Jean Pierre Benoit
[3] « Que deviennent nos anorexiques guéries ? » Catherine Rondepierre
[4] Dans la présentation des journées d’étude sur le site de l’association lacanienne internationale www.freud-lacan.com
[5] « A.A.A » Corinne Tyszler
[6] « Satiété » Thierry Jean
[7] « Satiété » Thierry Jean
[8] « Changement de logique » Nicolas Dissez
[9] « L’anorexique, une hystérie contemporaine ? » Vanina Micheli-Rechtman
[10] « Remarques sur le temps dans l’anorexie » Christine Lacôte-Destribats
[11] « Remarques sur le temps dans l’anorexie » Christine Lacôte-Destribats
[12] Mais cette notion asymptote est inexacte à notre sens car la limite est atteinte dans 6 % à 20% des cas (le taux de mortalité)
[13] « Un mode de reproduction hors sexe » Charles Melman
[14] « L’autre muse gueule ». Jean Paul Hiltenbrand
[15] « Quelques remarques à propos de la boulimie ordinaire » Roland Chemama
[16] Devaux Marie C. communication personnelle (psychologue scolaire, psychanalyste guadeloupéenne)
[17] Massimo Recalcati « les deux riens de l’anorexie »Quarto n°48
[18] Vanina Micheli-rechtman « L’anorexie, une hystérie contemporaine »
[19] « Sexualité féminine et désir d'enfant »S. Faure-Pragier http://www.spp.asso.fr/main/conferencesenligne/Items/10.htm

lundi 10 février 2014

le sacrifice d' Isaac: la filiation est adoptive

Jean Daniel Causse dans son livre figures de filiation[1] énonce : « La filiation est adoptive en ce qu’elle se constitue comme un acte de reconnaissance certes, mais aussi en ce qu’elle rend manifeste qu’un être humain peut toujours se dire à la fois fils ou fille de ses parents et fils ou fille d’une parole qui demeure en excès ou en surcroît de ses parents parce qu’elle a une autre origine. Pour être fils, il ne faut pas seulement naître d’un homme et d’une femme. Il est encore nécessaire de naître d’une parole qui venant, d’ailleurs est capable de rompre les déterminismes généalogiques. »  Nous reprenons ici l’analyse de Jean Daniel Causse sur « la figure exemplaire d’Abraham»[2]. Commençons déjà par la non reconnaissance de son fils par son père. Ce dernier le nomme le nomme Abram, ce qui signifie « mon père est grand » ou « mon père est élevé ». Il nomme également sa fille, née d’une autre femme, Saraï « princesse de moi » et mariera plus tard les deux enfants : ceux-ci sont donc demi-frère et demi-sœur. Le père tente vraiment de se poursuivre à travers ses enfants. Dieu va changer leurs noms et par, cette « renomination », leur offre un destin qui ne s’inscrit pas dans le projet de leur géniteur. Il les renomme Abraham, ce qui veut dire « père du peuple » et Sara qui veut dire « princesse ». Notons au passage que nous écrivons aussi Sarah avec un « h ». Est-ce la hache de la castration ? Il faut préciser que ce n’est pas l’explication savante : le h (hê), serait l’indicatif du féminin et de la fécondité. La même lettre se retrouve dans le nom d’Abraham[3]. Ce qui est symbolique de leur destinée. Ils échappent ainsi à l’enfermement que leur imposait leur père. Quand Sara devient mère à un âge avancé, Abraham doute. En effet, le Seigneur visita Sara. Abraham n’intervient pas dans la naissance d’Isaac, alors qu’il est bien le géniteur d’Ismaël. Dieu demande à Abraham d’admettre le fils de Sara comme fils. Il en sera de même pour Joseph avec la naissance du Christ. Mais Abraham doute de ce qu’il entend, il croit deviner un autre sens à la parole de Dieu et c’est par son interprétation erronée qu’il pense que Dieu lui demande le sacrifice de son fils. Jean Daniel Causse parle de « voix féroce ». Il ajoute : « C’est la voix fantasmatique de Terah [l’ancêtre] qu’Abraham doit éteindre en lui afin de pouvoir vivre, lui, et son fils Isaac. » Le bélier symbolise cette voix qui doit disparaître. En tuant le bélier, il tue le père biologique, « la figure paternelle archaïque, le Père tout puissant qui jamais ne veut disparaître et qui toujours possède sa descendance[4] ». Il s’affranchit de la logique de prédétermination auquel le destinait la lignée généalogique. Il se tourne vers le futur, vers son fils en qui il reconnaîtra ce qu’il a reconnu en lui : l’excès qui le fait autre. Dans l’exemple d’Abraham, nous trouvons réunis un condensé de ce qui fait un père et de ce qui fait un fils. Ainsi nous avons une meilleure compréhension par le récit de ce qu’est la permutation symbolique des places. Il montre l’erreur de Terah qui ne donne pas à son fils les moyens de le quitter car il veut le maintenir dans l’assujettissement pour se prolonger en lui, c’est Dieu qui le fait renaître en le renommant.



[1] Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiationParis, Éditions du Cerf, 2008
[3] Monique BYDLOWSKI, La dette de vie : itinéraire psychanalytique de la maternité, 5e éd. mise à jour., Paris, Presses universitaires de France, 2005.
[4] Jean-Daniel CAUSSE, Figures de la filiationParis, Éditions du Cerf, 2008